jeudi, août 02, 2007

Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, de Catherine Coquery-Vidrovitch



Véronique Bonnet, CENEL, Université Paris-XIII


L'ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch, Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, retrace une histoire méconnue. Certes, le sort réservé aux Noirs (Africains, métis et Noirs-Américains) durant cette période bénéficie d'une importante bibliographie en langue anglaise et germanique, cependant aucun historien français n'avait jusqu'alors consacré l'intégralité d'un ouvrage à cette question (1). En dehors de l'Hexagone, des historiens ont produit des textes de référence tel Hitler's Black Victims, The historical experiences of Afro-Germans, European Blacks, Africans, and African Americans in the nazi Era (2), Sterilisierung der Rheinlandbastarde 1918-1937 (3). Il existe également des autobiographies, Destined to Witness (4), des récits de vie, Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte (5) ou encore de nombreux articles de presse. En contraste avec cet intérêt à l'étranger, Catherine Coquery-Vidrovitch constate que « peu de gens savent en France que les Noirs ont souffert en Allemagne - et pas seulement en Allemagne - d'une persécution analogue à celle des Juifs, des Tziganes et autres minorités martyrisées sous le régime nazi. De nombreux documents témoignent pourtant de l'existence de ces victimes oubliées du régime hitlérien (6) ».

Des victimes oubliées du nazisme restitue la terrible expérience des Noirs durant le régime nazi. L'ouvrage rappelle tout d'abord leur situation ambiguë avant 1933, période durant laquelle, malgré leur très faible présence, se développe un « racisme ordinaire (7) » qui s'origine dans la colonisation allemande (8). À l'aube du XXe siècle, une centaine de Noirs auraient vécu à Berlin, recherchés et appréciés par les linguistes allemands. Leurs témoignages laissent transparaître une mémoire relativement heureuse : leur entourage les protégeait du racisme. C'est donc moins les manifestations d'un racisme populaire qui fait progressivement basculer le sort des Noirs et des métis dans l'horreur que le développement des théories eugénistes, « l'affirmation de l'impérialisme colonial et la montée parallèle du "racisme scientifique" (9) ». Le génocide des Herero, qualifié de premier génocide par l'auteur, fut l'aboutissement de la politique coloniale dans ce qui devint l'actuelle Namibie : à partir de 1904 (10), 60 000 personnes périrent des suites d'une politique d'extermination décrétée par le général Lothar von Trotha et visant à mater la rébellion des Herero. L'obsession impériale allemande fut sans doute moins, durant cette période, focalisée sur la mise en place de Konzentrationslager (bien que le terme fût employé dans un télégramme de la chancellerie du 14 janvier 1905) que sur la hantise du métissage. En effet, l'Allemagne impériale se refusait, avec force discours et actes de répression, à reconnaître les enfants nés de viols et d'unions mixtes. Privée de ses colonies, « confisquées » par le traité de Versailles en 1919, l'Allemagne vit se renforcer, sur son territoire national, un puissant racisme anti-noir. L'occupation de la Sarre par les troupes françaises, notamment coloniales, est connue sous le terme de « honte noire ». Les fantasmes les plus délirants se muent en discours monstrueux - lesquels ne sont pas reçus comme tels à l'époque. Perçus comme de potentiels violeurs de femmes et d'enfants, les Noirs apparaissent comme des sujets dangereux dont les « vrais » citoyens allemands doivent se protéger. L'auteur résume les quatre arguments qui justifient la croissance du racisme : « le discours scientiste », « les méfaits du métissage », élément déjà évoqué, « le discours colonial d'avant-guerre » visant à légitimer le massacre des Herero et « l'humiliation nationale de la défaite ». Pseudo discours scientifique et usage politique de l'émotion permettent de renforcer les fondements d'une exclusion dès lors irréversible. Une argumentation raciste se construit également par référence à la condition des Noirs aux États-Unis : pays dans lequel la ségrégation raciale est alors encore en vigueur.

En 1933, une nouvelle étape est franchie : la nationalité allemande est retirée aux Allemands noirs, une loi de stérilisation les menace « même si elle ne les visait pas nommément (11) ». Le nazisme se dote en effet de lois destinées tout d'abord à exclure les citoyens considérés comme racialement impurs ; la minorité noire est progressivement reléguée au rang de paria. Outre la déportation dans des camps de concentration, la spécificité de l'idéologie hitlérienne consiste à résoudre la question du métissage en recourant à la stérilisation forcée. Sur ce point particulier, est développée une importante démonstration qui s'appuie sur plusieurs témoignages pour apporter les preuves de cette pratique adoptée également par les États-Unis, la Suède, la Norvège et le Danemark : la stérilisation dite « eugénique » incluant toute personne perçue par l'État comme « anormale » ou « antisociale » (12). En dépit des variations idéologiques et de justifications argumentées, la droite comme la gauche de ces pays croient alors en l'eugénisme, la gauche le pare de l'adjectif « social ». Plus de 300 « bâtards du Rhin » sont stérilisés. La précision des rapports médicaux est glaçante : « La blessure a cicatrisé en six jours sans complications. L'opération est considérée comme réussie à 100 %. Le patient a quitté l'hôpital en bonne condition (13) ». Hank Hauck livre ce témoignage lucide et terrible : « Nous avions la chance de ne pas être destinés à l'euthanasie ; nous étions seulement stérilisés. Il n'y avait pas d'anesthésie. Une fois reçu mon certificat de vasectomie, on m'a fait signer un papier par lequel je m'engageais à ne jamais avoir de relations sexuelles avec une Allemande (14) »
En dépit de la cruauté endurée, peu nombreux sont les Noirs qui quittent l'Allemagne nazie ; privés de passeport, la plupart ne peuvent se rendre dans aucun autre État. Leur vie quotidienne et, le cas échéant, celle de leur compagne blanche, bascule dans l'horreur. La couleur de leur peau les désigne comme victimes d'exactions légalement autorisées et encouragées. Isolés parce que minoritaires et visibles, leurs réflexes de survie ne peuvent qu'être individuels. Les rapports de voisinage avec les Allemands blancs sont généralement de « prudente neutralité (15) ». Dans un contexte de totalitarisme où toute parole se doit d'être discrète et relève de la pratique du « secret des familles », la prudence est de mise. Seule « une aide silencieuse » est possible. Certes, des épisodes célèbres restituent aux Noirs leur dignité, mais ils concernent surtout les Noirs des États-Unis. L'épisode bien connu des jeux olympiques de 1936, devenu symbole de résistance et infligeant à Hitler une retentissante humiliation, voit triompher deux Américains noirs, Jesse Owens, le plus célèbre, et Cornelius Johson : « Hitler quitte la tribune avant que ne soit joué l'hymne américain […] (16) ». Parmi les possibles échappatoires figurent le sport en général, le cirque et le cinéma. Mais le cinéma tel que conçu par les nazis n'améliore guère l'image des Noirs et leur estime de soi : il perpétue, dans les titres des films - « Tarzan bronzé » - les sempiternels clichés nauséeux. L'engouement de jeunes Allemands pour le jazz, considéré comme une musique « judéo-négroïde » par le ministre de la Culture, Joseph Goebbels, apporte cependant une note positive. Note qu'il convient de tempérer en rappelant que les jazzmen noirs déportés jouèrent pour les bourreaux, notamment à Terezin (17) où d'éphémères orchestres de jazz furent créés. Une image convoquée par l'auteur peut être évoquée : « […] une affiche de 1938, appelant à une exposition sur la "musique dégénérée" à Düsseldorf, montre avec ce gros titre un Noir à large chapeau haut-de-forme, au nez large écrasé et aux lèvres exagérément lippues soufflant dans un énorme saxophone. Sur le revers de sa veste, il porte une grande étoile de David et à l'oreille un anneau bien visible symbole d'homosexualité (18) ». Elle condense trois symboles de la haine nazie.

À partir de 1939, commence une politique de massacres. Les Noirs qui résident dans la France occupée en subissent les conséquences : des centaines de fusillés et, parmi eux, nombre de tirailleurs de l'armée française. Quelques voix s'élèvent dont celle de Jean Moulin refusant d'être complice des exactions de « sadiques en délire (19) ». Des Noirs sont internés dans des camps de concentration, commis aux besognes les plus basses, soumis aux palinodies des ordres reçus par leurs bourreaux : traités avec cruauté puis avec plus d'égard lorsqu'il importe de se démarquer de la politique américaine de ségrégation raciale. S'il est difficile, en raison du recensement par nationalité ou par catégorie, de déterminer exactement le nombre de Noirs internés (essentiellement issus des pays occupés par l'Allemagne nazie), peu de Noirs furent exterminés dans les chambres à gaz. Ceux qui ont survécu au nazisme ne reçurent aucune réparation après la victoire des forces alliées. La question noire fut minimisée, passée sous silence.

Au-delà de l'épisode particulier qu'elle retrace, Catherine Coquery-Vidrovitch engage une réflexion sur l'écriture de l'histoire reconnaissant l'affect qui lie le chercheur à son objet d'étude (20). Elle termine par un appel « aux jeunes chercheurs de l'Hexagone pour entreprendre [des] enquêtes [sur le sort des métis franco-allemands nés après la Libération de la France] (21) ». On retiendra la note ayant trait à l'ouvrage annoncé de Pap Ndiaye sur l'histoire des Noirs de France. L'on ne saurait conclure sans espérer que ce travail ne soit pas l'œuvre des seuls historiens, mais aussi des critiques et analystes de la littérature. Quelque « garde mémoire », tel celui de l'Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique (22), pourrait conserver des témoignages, des lettres, des autobiographies encore largement méconnus écrits par des Noirs et métis de France.

Véronique Bonnet, CENEL, Université Paris-XIII
Catherine Coquery-Vidrovitch, Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, Le Cherche midi, 2007, coll. documents, 15 euros.

1. Signalons l'ouvrage de Joël Kotek, Le Siècle des camps, Paris, J. C. Lattès, 2000 et celui du cinéaste journaliste Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis, Paris, Le serpent à plumes, 2005, à propos duquel Catherine Coquery-Vidrovitch note : « Son témoignage, percutant, qui a été entendu, est important, mais non dénué d'exagération militante. », p. 10.
2. Clarence Lusane, Londres, Routledge, 2002.
3. Düsseldorf, Droste Verlag, 1979.
4. Hans J. Massaquoï, William Morrow & Co inc, New York, 1999.
5. May Opitz-Ayim (éd), 1986. Catherine Coquery-Vidrovitch cite ces textes.
6. Op. cit., p. 9.
7. Sur ce thème, on peut se référer à l'ouvrage d'Ariane Chebel d'Appollonia, Les racismes ordinaires, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, « La bibliothèque du citoyen », Paris, 1998.
8. L'Allemagne a colonisé le Togo et le Cameroun ainsi que le sud-ouest africain : actuelle Namibie.
9. Op. cit, p. 29.
10. CF ordre du 2 octobre 1904, note de bas de page 31, op. cit., p. 36.
11. Op. cit., p. 56.
12. Les pays mentionnés pratiquent la stérilisation durant la première moitié du vingtième siècle.
13. Le jeune homme mutilé est arrêté par la Gestapo et conduit à l'hôpital de Cologne, il est inculpé pour « haute trahison », op. cit, p. 89.
14. Ibid., p. 90.
15. Ibid., p. 100.
16. Ibid., p. 117.
17. À propos de Terezin, on peut se référer à la préface d'Alain Finkelkraut, « L'art à Terezin » in Ruth Klüger, Refus de témoigner. Une jeunesse, Paris, Éditions Viviane Hamy, 2003 (dernière édition). Le philosophe rappelle la situation du camp : « camp de transit surpeuplé, une vitrine pour la Croix-rouge de la solution allemande à la question juive et un maillon de la solution finale, il y avait des théâtres, des conférences, des expositions, des soirées poétiques, des concerts, des premières d'opéra », p. 7.
18. p. 122.
19. Op. cit., p. 145.
20. À ce propos, on peut consulter l'article de Catherine Coquery-Vidrovitch, « L'historien, la mémoire et le politique. Autour de la " question coloniale", Cultures Sud, n° 165, avril-juin 2007. « En qualité de citoyens, l'affect des historiens est engagé comme les autres dans l'histoire immédiate », p. 55.
21. Op. cit., p. 200.
22. APA : grenette@wanadoo.fr


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