vendredi, juillet 31, 2009

Louis Delgrès, le colonel anti-esclavagiste



1766-1802. Ce mulâtre né libre à la Martinique est l’un des plus prestigieux héros de la Guadeloupe. Officier rebelle, il a été de tous les combats contre les Anglais et un farouche opposant au rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe en 1802.

La Guadeloupe. Beau pays qui, au mois de février, a tenu en haleine toutes les télévisions du monde. Pourquoi ? Parce que ce petit bout de terre, matricule « 971 » pour ceux qui y habitent et pour la « mère patrie » la France, est habitué à se comporter comme tel dès lors qu’un danger la menace ou que l’Hexagone connaît des heures difficiles. Au mois de février, le peuple guadeloupéen, se sentant en danger, a riposté en se mettant en grève contre les responsables de l’Hexagone et les békés des îles. D’un côté, des politiques responsables de la misère qui sévit au pays, de l’autre, des descendants de colons adeptes de la « pwofitasyon » et eux aussi responsables de la misère. Cela a suffi pour que, las de supporter, les enfants de la Guadeloupe, avec à leur tête Élie Domota, leader du collectif LKP, en aient assez et déclarent la lutte à l’ennemi. Cette lutte, entre des Français et dFrançais, revêt un particularisme qui en d’autres temps avait déjà existé. Sous la Révolution notamment.

En Guadeloupe, le comportement révolutionnaire est de mise aujourd’hui. À Pointe-à-Pitre, nombre de signes demeurent, venant de combattants et combattantes dont les noms sont gravés dans la pierre : Ignace, la mulâtresse Solitude, et tellement d’autres… Mais, surtout, un fougueux mulâtre, né en 1766 à Saint-Pierre de la Martinique, qui a pour nom Louis Delgrès. Plus tard, cet homme sera considéré comme l’un des personnages les plus prestigieux de l’histoire de la Guadeloupe. En engrangeant l’expérience des armes, Louis Delgrès deviendra un officier de valeur. D’où le surnom de « Chevalier de la Liberté » dont il sera affublé. Aux Antilles, il était le pendant du « Chevalier d’Assas ». Le coeur pétri dans l’idée noble de la liberté, c’est très tôt que le jeune combattant adhéra aux principes de la Révolution française.

Louis Delgrès servira dans l’armée des républicains français à la Martinique. En 1793, lui sera accordé, à titre provisoire, le grade de capitaine. Mais servir sous les cieux des Antilles avait de quoi faire tourner la tête en ce sens que les îles étaient sans cesse convoitées par les Anglais. D’où les expéditions incessantes de ceux-ci. Et la volonté de ces combattants « français » de défendre les valeurs de la « mère patrie ». Une première fois, Louis Delgrès est fait prisonnier par les Anglais. Il est envoyé en Grande-Bretagne. Mais ce diable d’homme ne restera pas longtemps dans les geôles anglaises. Début 1795, on le retrouve à la Guadeloupe avant qu’il ne soit renvoyé, par la République, dans l’île voisine de Sainte-Lucie. Parce que le vent de la révolte et de la liberté souffle sur toutes les îles des Antilles, l’officier Delgrès rejoint Saint-Vincent où les Caraïbes noires sont en révolte contre les Anglais. Une seconde fois, il est fait prisonnier puis déporté en Grande-Bretagne. Cette fois-ci, il sera libéré en septembre 1797. À la fin 1799, il remet le pied sur le sol guadeloupéen comme aide de camp d’un certain Baco, puis de Pelage. Celui-ci l’élévera au grade de colonel et le placera à la tête de l’arrondissement de Basse-Terre.

Arrive l’année 1802. Et la décision de Napoléon Bonaparte de vouloir rétablir l’esclavage. Peut-on demander à un fervent défenseur de la liberté comme Delgrès de se battre pour ferrer à nouveau ceux de son peuple ? Né libre, il ne risquait pas cette dépréciation. Encore moins de se retrouver réduit au rang de « meuble ». Mais imaginez les ex-esclaves, qui, par leur vaillance, ou les sentiments nobles des maîtres blancs opposés à l’esclavage qui les avaient libérés, se retrouvaient réduits à réintégrer l’habitation qui les avait tant vu souffrir ? En mai, Louis Delgrès prend la décision de s’opposer, par les armes, aux troupes du général Richepance. Le bruit court qu’à la demande de l’empereur, celui-ci veut rétablir l’esclavage.

À « la Pointe » (Pointe-à-Pitre) en Guadeloupe, la statue de Delgrès est représentée par un homme tenant dans une de ses mains sa tête, dans l’autre, il tient une autre partie de son anatomie. Le corps du combattant est, comme on pourrait le dire, éparpillé aux quatre coins de l’espace. Lors d’une proclamation aux Haïtiens en 1804, Jean-Jacques Dessalines n’aurait su mieux dire en parlant du « brave et immortel Delgrès, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter les fers. Guerrier magnanime ! ». Si, en 1802, la vie de Louis Delgrès a basculé avec sa mort, c’est aussi à ce moment-là que la grandeur de l’homme s’est pleinement manifestée. Car il a montré, à la face du monde, jusqu’où allait son idéal de révolutionnaire. « Sans illusion sur l’issue certaine d’une lutte qu’il avait acceptée, non provoquée, il se distingua par un courage chevaleresque. On le voyait assis dans une embrasure de canon un violon à la main, y braver les boulets du général Richepanse, le commandant de l’odieuse expédition, et nouveau Tyrtée, jouer de son instrument pour animer ses soldats » (Larousse, XIXe siècle, 1870).

Les combats furent rudes en ce 28 mai dans les hauteurs de Matouba. Sur l’habitation Danglemont, où Louis Delgrès avait établi son quartier général après avoir évacué le fort Saint-Charles (devenu depuis fort Delgrès), les combattants sont harassés. Bon nombre sont blessés. Ce qui amène le colonel révolutionnaire à envisager la mort plutôt que les fers de l’esclavage. Dans une proclamation signée du 10 mai, affichée sur les murs de Basse-Terre, Delgrès avait déjà donné la mesure de son engagement : « À l’univers entier le dernier cri de l’innocence et du désespoir ». Ainsi titrée, cette proclamation continuait en soulignant la perfidie de l’attaquant mais aussi l’extrémité à laquelle les esclavagistes le poussaient lui et ses soldats : « Quels sont les coups d’autorité dont on nous menace ? Veut-on diriger contre nous les baïonnettes de ces braves militaires, dont nous aimions calculer le moment de l’arrivée, et qui naguère ne les dirigeaient que contre les ennemis de la République ? Ah ! Plutôt, si nous en croyons les coups d’autorité déjà frappés au port de la Liberté, le système d’une mort lente dans les cachots continue à être suivi. Eh bien ! Nous choisissons de mourir plus promptement. » Ainsi donc, Louis Delgrès savait qu’il ne reculerait pas devant la mort. Être révolutionnaire, pour lui, impliquait cette extrémité. Vivre libre ou mourir. Avec plusieurs centaines de ses hommes, le colonel Delgrès se suicide en ce 28 mai en faisant sauter plusieurs barils de poudre. « Et toi, postérité ! Accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits », avait-il écrit à la fin de sa proclamation.

« Morne Matouba / Lieu abrupt. Nom abrupt et de ténèbres En bas / au passage Constantin là où les deux rivières / écorcent leurs hoquets de couleuvres / Richepanse est là qui guette / (Richepanse l’ours colonialiste aux violettes gencives / friand du miel solaire butiné aux campêches) / et ce fut aux confins l’exode du dialogue / Tout trembla sauf Delgrès…/ Ô mort, vers soi-même le bond considérable / Tout sauta sur le noir Matouba ». Dans son recueil Ferrements Aimé Césaire salue la mémoire de ce révolutionnaire sans concession que l’on connaît fort peu dans l’Hexagone. Mais cela ne change rien. L’envolée poétique est à la mesure du combattant antiesclavagiste.

Fernand Nouvet

mardi, juillet 28, 2009

LA SUISSE ET L’ESCLAVAGE DES NOIRS

Point de vue. Le livre qui dérange [Gérard Delaloye]
Entretien
Lu dans la presse

ESCLAVAGE – LIVRE, 2005 | LA SUISSE ET L’ESCLAVAGE DES NOIRS
__Lu dans la presse Suisse

LES SUISSES ET L’ESCLAVAGE. Longtemps on a pensé que la Suisse n’avait “rien à voir avec l’esclavagisme, la traite négrière ou la colonisation” . C’était d’ailleurs la position officielle que le Conseil fédéral [exécutif suisse] a prise à l’occasion de la troisième Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenue à Durban, en septembre 2001. Cette affirmation a depuis été corrigée par la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey, à la suite de nombreuses recherches. Les résultats de certaines d’entre elles ont été publiées dans un livre paru en 2005, La Suisse et l’esclavage des Noirs.

Bouda Etemad, professeur au Département d’histoire économique (Faculté des sciences économiques et sociales) et ses collègues y rapportent que des ressortissants helvétiques ont participé à la traite négrière à presque toutes les étapes du processus. Le nom de certains navires actifs dans le commerce triangulaire est à cet égard explicite : la Ville de Lausanne, le Pays de Vaud, l’Helvétie, la Ville de Basle, les 13 cantons…

Des Suisses ont d’abord été impliqués comme armateurs ou comme intéressés, c’est-à-dire qu’ils ont avancé une partie (plus ou moins grande) du capital nécessaire à l’organisation d’une expédition négrière (exclusivement depuis la France). De 1773 à 1830, on peut ainsi estimer que des Suisses ont participé directement à près d’une centaine d’expéditions, entraînant la déportation de 18’000 à 25’000 Africains vers les Amériques, c’est-à-dire entre 1 et 2% des Noirs déportés par la France. Si l’on ajoute à cela les expéditions lancées par des compagnies européennes dont des actions sont détenues par des Suisses, ces derniers se rendent alors responsables, directement ou indirectement, d’avoir participé à la traite de 172’000 Africains, soit le 1,5% des 11 à 12millions de captifs arrachés à l’Afrique dans le cadre du commerce honteux.

Plusieurs entreprises helvétiques ont également fourni une importante partie de la principale monnaie d’échange utilisée en Afrique pour acheter les esclaves : les indiennes, c’est-à-dire les étoffes de coton imprimées. “Point de bonne traite sans indienne”, est une vérité qui s’énonce à Nantes, premier port négrier de France. Et parmi les grands fabricants de ces toiles, on trouve des familles comme Favre, Petitpierre, Bourcard (francisation de Burckhardt) ou Pelloutier, autant de sociétés suisses qui s’installent à Nantes dés 1760. Elles contribuent à faire de la ville de l’embouchure de la Loire le troisième centre d’indienneries de France.

Selon les auteurs de l’ouvrage, la participation active des Suisses à la traite atlantique peut toutefois être qualifiée de tardive et brève : Elle commence deux siècles et demi après la première expédition vers les Amériques et elle ne dure qu’un demi-siècle.

Mais, ce n’est pas tout. Certains ressortissants helvétiques ont aussi été propriétaires d’esclaves, surtout aux Amériques, destination finale du commerce triangulaire. On trouve ainsi des Suisses actifs dans la culture de produits coloniaux, de leur exportation vers l’Europe ou encore de l’importation de biens manufacturés européens vers les colonies. D’autres participent même à la gestion politique de sociétés coloniales ou contribuent à la répression militaire des révoltes des esclaves. Toutes ces activités sont indissociables du travail forcé des millions de personnes déportées d’Afrique et privées de leur liberté.

Extrait du dossier “Colonisation” réalisé par Vincent Monnet et Anton Vos, in Campus, 91, 2008, pp. 20-21.
DANS LE SILLAGE DES NEGRIERS SUISSE. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, des négociants suisses installés dans les ports français ont participé, de manière directe ou indirecte, au financement d’expéditions d’achats et de ventes d’esclaves. Un fait historique neuf qui devrait à court terme nourrir le débat politique.

En 1790, le “Ville de Lausanne”, les cales alourdies de marchandises, quitte le port de Marseille. Destination : le Golfe de Guinée, et ses nombreux comptoirs. Il y embarquera 550 esclaves noirs, direction le Nouveau Monde et ses plantations. L’histoire ne dit pas combien de captifs mourront pendant la traversée de l’Atlantique. Pour mener cette opération de traite, le “Ville de Lausanne” était armé par une société de négoce vaudoise.

De nombreux autres négriers sillonnaient les mers grâce à des fonds suisses

C’est ce que révélera l’article à paraître de Bouda Etemad, professeur d’histoire aux Universités de Genève et de Lausanne : “Au XVIIIe et au XIXe siècle, des maisons de commerce, principalement de Bâle et de Neuchâtel, approvisionnent en produits manufacturés, notamment des textiles, des navires négriers au départ de ports français. Elles ne se contentent pas d’investir dans des cargaisons de traite. Elles participent financièrement à des expéditions négrières le long des côtes d’Afrique. Il arrive qu’elles arment elles-mêmes des bateaux négriers.”

Ces révélations ne manqueront pas de faire sensation. Car, depuis le printemps 2003, des historiens suisses tentent d’établir dans quelle mesure certains de leurs compatriotes ont, en leur temps, participé au système esclavagiste. Le Conseil fédéral lui-même s’est décidé à y voir plus clair. L’implication, directe ou indirecte, de négociants suisses étant désormais avérée, il s’agit dès lors de s’avoir qui ils étaient, et quel fut leur rôle.

La pointe de l’iceberg

Jusqu’ici, ce questionnement n’avait guère retenu l’attention des historiens du pays. Tout au plus des chercheurs du siècle passé ont établi que plusieurs familles suisses possédaient, au XIIIe siècle, des plantations dans le Nouveau Monde et y employaient des esclaves : les noms de Du Peyrou pour Neuchâtel, de Butini, Dunant ou Fatio pour Genève ont été cités. De même, des troupes suisses furent envoyées en 1802 sur ordre de Napoléon en Haïti pour y mater la rébellion des esclaves.

Pour condamnables qu’ils soient, ces aspects ne constitueraient qu’une parcelle des implications suisses liées à l’esclavagisme : le chantier historique qui a été ouvert l’an dernier laisse apparaître que l’essentiel tient à la participation de Suisses à l’organisation de la traite négrière elle-même. C’est-à-dire, au sens strict, à l’achat et au commerce de Noirs.

On trouve trace de l’activité de ces maisons de négoce suisses dans les différents répertoires des expéditions négrières lancées à partir des ports de Nantes, La Rochelle, Le Havre, Marseille, et Rochefort. Actives, selon ces archives, de 1783 à 1827 - ce qui indique quelles ont illégalement poursuivi leurs affaires après l’interdiction de la traite par le Congrès de Vienne de 1815 - elles ont pour nom Petitpierre (de Couvet-NE), Favre (de Couvet également), Charles Rossel (de Neuchâtel), ou encore Simon & Roques (de Bâle).

L’indienne, monnaie négrière

Pour partie, ces maisons suisses se signalent par la confection et la fourniture aux négriers de cargaison de traite, soit les marchandises qui étaient échangées dans les comptoirs africains contre des esclaves noirs. Ces cargaisons sont constituées de métaux, d’armes à feu, de poudre, d’alcool, et surtout de textiles et plus particulièrement d’indienne, une étoffe, de coton peinte ou imprimée. A la fin du XVIIIe siècle, ce produit est devenu une spécialité helvétique. L’indienne est principalement manufacturée dans les régions de Genève, Neuchâtel et Bâle.

Ces cités ont profité ainsi de la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685 et de l’interdiction de fabriquer de l’indienne que le Royaume de France impose à ses sujets dès 1686. Victimes de ces deux décisions, les huguenots ont été contraints à l’exil, et ont fait profiter dé leur savoir-faire les territoires qui les ont accueillis. D’où la dynamisation de l’indiennerie dans les villes suisses : les producteurs suisses ne tardent pas à s’engouffrer dans la brèche française, et ouvrent dès 1760 des filiales à Nantes.

Un canton sur les bords de la Loire

”Nantes était le premier port négrier de France”, observe le professeur Etemad. Les Suisses se sont retrouvés dès lors associés aux échanges liés à la traite des Noirs. L’implantation suisse prit si bien dans le port breton que, dès les années 1780, les manufacturiers suisses assurent 80 à 90% des indiennes produites dans la région, avec l’Afrique comme principal débouché. Les Suisses de Nantes sont assez nombreux aux yeux d’un chroniqueur local pour former un canton sur la rive droite de la Loire”, souligne le professeur Etemad. Certains bâtirent même de véritables empires commerciaux, tel le Neuchâtelois Jacques-Louis Pourtalès (1722-1814), qui possédait un réseau de fabriques et de comptoirs disséminés dans toute l’Europe.

Très logiquement, certains fabricants suisses d’indienne prirent une part plus directe à la traite, en contribuant au capital de diverses expéditions. Un exemple: entre 1786 et 1793, la maison bâloise Simon & Roques investit dans douze campagnes négrières, qui se soldèrent par la déportation de plus de 3’000 êtres humains. Une autre maison bâloise, la firme Burckhardt, qui produisait de l’indienne tant sur les bords du Rhin que dans sa filiale nantaise, établit un record en la matière, en participant à pas moins de 21 expéditions.

Une petite armada aux consonances helvètes

Ces affaires. étaient trop florissantes pour ne pas inspirer d’autres sociétés de négoce suisses installées sur des ports français. A leurs, activités de commerce traditionnelles, elles ajoutèrent l’armement, partiel ou complet, de navires. A partir de 1783, une petite armada négrière aux consonances très helvètes sillonne les océans : les Bâlois Weis et fils affrètent le “Treize Cantons” en 1783 puis en 1786, ainsi que le “Ville de Basle”, en 1786 toujours, déportant 1000 esclaves. Société en commandite vaudoise mise sur pied à Marseille, D’Illens-Van Berchem équipe quatre navires entre 1790 et 1791 (”le Ville de Lausanne”, “le Pays de Vaud”, “L’Helvétie “et “L’Anaz”), responsables de la déportation de 1’000 personnes au bas mot. Ces opérations commerciales n’étaient pas sans risques. Certains bateaux n’arrivèrent jamais à destination: le “Passe-partout” , mis à flots par les Bâlois Riedy & Thurninger et parti de Nantes en 1790, devait couler corps et biens.

En presque quarante-cinq ans de participation directe ou indirecte à la traite négrière, les entreprises suisses impliquées auront participé à quelque 80 expéditions au départ de ports français. Sur cette base de calcul, le professeur Etemad estime de 15’000 à 20’000 le nombre d’esclaves déportés dans ces conditions, “soit 3% à 4% des Noirs déplacés par la France ou environ 0,5% par l’Europe». Il faudra attendre 1831 pour que la traite française disparaisse définitivement.

Philippe Simon, Le Temps, Genève, 31 janvier 2004.
DES HELVETES NEGRIERS ET ESCLAVAGISTES. Trois chercheurs de l’Université de Lausanne, Thomas David, Bouda Etemad, et Janick Marina Schaufelbuehl publient aujourd’hui le premier ouvrage consacré à la Suisse et l’esclavage. Des commerçants helvétiques se sont fortement enrichis en participant à la traite des Noirs. D’autres, installés dans des colonies, ont employé des esclaves. Par ailleurs, des soldats helvétiques ont réprimé des révoltes de captifs.

”La Suisse n’a rien à voir avec l’esclavage, la traite négrière ou le colonialisme” . Ces propos ont été tenus en 2001 par Jean-Daniel Vigny représentant de la Suisse à la Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud). Aujourd’hui, plus de doute, cette prise de position était totalement erronée. D’ailleurs en 2003, la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey avait déclaré que le gouvernement regrettait que “différents Suisses aient été impliqués de près ou de loin dans le commerce transatlantique des esclaves” La ministre des Affaires étrangères avait aussi affirmé que le Conseil fédéral était prêt à soutenir le réexamen de ce passé. L’ouvrage publié aujourd’hui est donc une réponse directe à cette déclaration.

Traite négrière

Tout d’abord, les auteurs, démontrent que des Suisses ont participé à la traite des Noirs à différents niveaux. Ainsi en 1790, l’entreprise vaudoise Illens et Van Berchem a armé à Marseille deux bateaux, Le Pays de Vaud et La Ville de Lausanne, pour une expédition négrière au Mozambique. Mais, selon Bouda Etemad, professeur d’histoire contemporaine aux Universités de Genève et de Lausanne, l’implication des Helvètes est surtout en amont. Ils ont approvisionné les navires en marchandises qui ont servi à acheter les esclaves. Ainsi dans les années 1780, des manufacturiers suisses assuraient 80 à 90% des indiennes (étoffes de coton peintes ou imprimées), produites à Nantes, capitale de la traite.

A la même époque, un Neuchâtelois, David de Purry, s’installe à Lisbonne et se lance dans le commerce triangulaire : des navires quittent l’Europe à destination de l’Afrique avec des marchandises, comme les indiennes, à échanger contre des captifs. Ils sont ensuite vendus dans les colonies américaines contre des denrées tropicales (bois précieux, sucre, café etc.) commercialisé es en Europe. David de Purry sera notamment actionnaire d’une compagnie ayant acheté plus de 42’000 personnes en Angola.

”Des Suisses ont participé à une centaine d’expéditions négrières”, souligne Bouda Etemad. De manière directe ou indirecte, des Helvètes, auraient ainsi été impliqués dans la traite de plus de 172′000 Noirs déportés, soit 1,5% des 11 à 12 millions de captifs arrachés à l’Afrique.

Aussi des esclavagistes

Les Suisses n’étaient pas seulement des négriers, mais également des esclavagistes. Au XVIIIe siècle, des Genevois, Bâlois, Saint-Gallois, Vaudois ou Zurichois dirigeaient des plantations dans les colonies anglaises, françaises ou hollandaises. Parmi eux, le Vaudois Jean Samuel Guisan. Arrivé en 1769 au Surinam, il s’établit sur des plantations de sucre et de café appartenant à son oncle et à M. Sugnens de Moudon. L’homme disposera de nombreux captifs. Jamais, il ne militera pour leur libération, mais il fera des propositions pour améliorer leurs “conditions de reproduction” . La raison ? “Ils risquent de devenir rares et chers”, raconte-t-il dans son Traité sur les terres noyées de la Guiane.

Des soldats suisses ont également été appelés pour mater des rébellions de marrons (esclaves en fuite). C’est ainsi que le colonel Louis-Henri Fourgeoud, bourgeois de Bussigny, débarque en 1773 au Surinam à la tête de 1200 hommes.

Plus tard, des immigrés helvétiques choisissent le Brésil. Entre 1819 et 1919, ils sont 911 à s’installer à Bahia. Propriétaires fonciers ou commerçants, ils achètent des esclaves. On apprend par exemple que Samuel Tattet, originaire de Rolle, possédait “16 kilomètres de caféiers et 95 esclaves”.

Une réalité qui ne laisse pas indifférent Wilhelm Joos, conseiller national schaffhousois. En 1863, il demande que des dispositions pénales soient prises contre ses compatriotes qui achètent ou vendent des esclaves. Mais il ne sera soutenu ni par ses collègues ni par le Conseil fédéral. Au Brésil, des Suisses exploiteront ainsi le travail servile jusqu’en 1888, date de l’abolition de l’esclavage dans ce pays.

Cet ouvrage relancera-t- il le débat sur d’éventuelles réparations financières pour les victimes de l’esclavage ? Bouda Etemad n’y croit pas : “On ne peut pas réparer l’irréparable. La réparation doit se faire au niveau de la reconnaissance. Et en étudiant ainsi le passé, nous voulons rendre hommage aux millions de victimes de l’esclavage” , affirme Bouda Etemad. Le professeur d’histoire contemporaine aux Université de Genève et de Lausanne ne veut d’ailleurs pas en rester là. Prochaine étude annoncée: l’implication des banquiers suisses dans la traite de Noirs.

LE PREMIER SANS PAPIERS D’YVERDON. La municipalité Yverdonnoise a eu son premier sans-papiers en 1791. Après avoir été au service de la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, David-Philippe de Treytorrens s’installe, en 1776, à Yverdon. Devenu très riche, il ne rentre pas seul de Saint-Domingue. Il est accompagné de deux de ses esclaves, Pauline Buisson et François Mida. En 1791, Pauline Buisson accouche d’un enfant illégitime : Samuel-Hippolyte. C’est le premier sans-papiers de la cité thermale.

Et l’affaire occupera la municipalité yverdonnoise de 1826 à 1834. Durant cette période, un procès l’opposera en effet à l’un des héritiers de l’officier, Henri de Treytorrens. L’objet du litige : connaître le statut légal de Samuel-Hippolyte. La question s’était déjà posée pour sa mère. Et pour l’Exécutif, elle était clairement une esclave. Extrait du procès de 1826 : “Ces individus [ndlr : Pauline Buisson et François Mida] n’étaient pas seulement ses domestiques, ils étaient sa propriété à titre d’esclaves, comme auraient été ses chevaux. L’autorité locale n’avait aucune mesure à prendre à leur égard, il [ndlr: David-Philippe de Treytorrens] en répondait”. Réplique de l’avocat d’Henri de Treytorrens : “Sur le sol de l’Helvétie, la négresse Pauline était une domestique ordinaire et sur le territoire de la commune, il ne pouvait pas y avoir d’esclaves”. Selon lui, Yverdon aurait donc dû immédiatement régulariser la situation de la Dominicaine et de sa descendance. Finalement, un accord sera trouvé entre les deux parties, mais Samuel-Hippolyte n’en profitera pas. Devenu cordonnier, il meurt en 1832, à 42 ans. Avant que sa situation n’ait été régularisée.

Vincent Bourquin, 24 Heures, Tribune de Genève, 12 mars 2005.
DES HISTORIENS SUISSES RELANCENT LE DEBAT SUR L’ESCLAVAGISME. Péché originel du capitalisme, l’esclavage, racontait l’historien Jean Batou dans ces mêmes colonnes, le 19 novembre 2004, n’a pas seulement été le moteur du développement industriel. Il a aussi eu un impact profond sur la société africaine en affaiblissant son potentiel productif. Notre journal annonçait alors la parution prochaine d’un livre consacré au sujet, une première. C’est aujourd’hui chose faite : fruit des recherches menées par trois universitaires lausannois, La Suisse et l’esclavage des Noirs apporte un cinglant démenti aux propos tenus à Durban en 2001, lors de la troisième conférence mondiale contre le racisme.

Discours officiel

En affirmant, en effet, qu’elle n’avait “rien à voir avec la traite négrière ou la colonisation” , la Suisse ne faisait que perpétuer le discours officiel tenu pendant plus de deux siècles. En réponse à une question du député Jean Guignard, le gouvernement vaudois n’écrivait-il pas encore en 2003 : “Le Conseil d’Etat doit pour l’heure constater la maigreur des informations sur la traite des esclaves, en ce qui concerne la participation active des Vaudois. A la différence d’autres objets (fonds juifs, stérilisation des handicapés mentaux) où il a commandé des études, la responsabilité directe des autorités qui ont gouverné le Pays de Vaud, puis le canton de Vaud ne paraît pas être engagée”. Le même Conseil d’Etat admettait par contre qu’elle (la responsabilité directe) impliquait “par contre des familles et des individus d’extraction vaudoise ou ayant habité le canton de Vaud, dont les richesses proviendraient du commerce négrier ou de ses produits dérivés”.

Commerce triangulaire

Coauteur de l’ouvrage, Janick Marina Schaufelbuehl reconnaît que l’affaire des fonds en déshérence a désinhibé le débat en Suisse. Elle a contribué à démystifier la société, huguenote, dont certains membres ont participé au commerce dit triangulaire, à savoir “la séquence océanique du circuit négrier, durant laquelle des marchandises de traite, parties d’Europe, sont échangées contre des captifs noirs, vendus en Amérique, le retour en Europe s’effectuant les cales pleines de denrées tropicales”.

La période où les Suisses se montrent les plus actifs dans ce trafic peu reluisant dure peu. Elle couvre essentiellement la seconde moitié du XVIIIe siècle et met en scène les ressortissants de quelques cantons dont les moins actifs ne sont pas les Genevois, les Neuchâtelois et les Vaudois. Pour ces Suisses-là, nuancent les auteurs, le commerce des esclaves “ne représente qu’une fraction réduite ou marginale de leurs activités de négoce. Somme toute, la traite négrière, immorale pour nous, est, pour eux comme pour les autres marchands et investisseurs en Europe, un trafic et un placement parmi d’autres. Sa particularité étant qu’elle peut rapporter gros ou causer des pertes retentissantes” .

Littérature dispersée

A voir la position qu’occupent aujourd’hui encore les descendants des familles citées dans le livre, des noms parfois illustres-on se dit que le métier d’indienneur - le négoce des toiles imprimées s’avèrera longtemps l’une des principales spécialités du capitalisme protestant - a permis surtout l’édification de fortunes durables. De là à conclure que l’esclavage a contribué a la prospérité helvétique…

”Son rôle pourrait ne pas être négligeable, en effet”, estime Thomas David, l’un des auteurs. “Mais, pour le prouver, il faudrait d’autres recherches. Or, il s’agit d’un exercice ardu car la littérature sur le sujet est pour le moins dispersée et pas toujours accessible”.

Christian Campiche, Le Courrier, Genève, 12 mars 2005.
QUAND NOS PROTESTANTS TRAFIQUAIENT LES ESCLAVES. Question provocante : sous l’Ancien Régime, que faisaient donc les membres des oligarchies protestantes de Genève, Neuchâtel ou Bâle alors que les aristocrates fribourgeois et valaisans vendaient de la chair à canon aux rois européens ? Réponse : ils trafiquaient des esclaves. Comme toute généralisation, celle-ci est abusive. Seules quelques nobles familles catholiques se sont enrichies sur le dos des mercenaires. Et tous les “de” quelque chose du pays de Neuchâtel dont pas vécu de la traite des Nègres. Mais, ceux qui l’ont fait, l’ont bien fait, le bel hôtel Du Peyrou en témoigne encore.

C’est ce que tendrait à prouver un livre dérangeant, La Suisse et l’esclavage des Noirs. Ecrit par trois historiens suisses, Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marina Schaufelbuehl, il met en cause des milieux protestants et conservateurs liés à la finance européenne. Mettons, en schématisant, qu’au XVIle siècle, ils ont perçu l’intérêt financier de la traite négrière. Au XVIII, siècle et au début du XIXe, ils ont fait fructifier ce commerce et, de surcroît, investi dans de grandes plantations. Puis, dans la lancée du “Réveil protestant”, saisis par le remords, ils animent, à partir de 1850, des campagnes antiesclavagistes pour se déculpabiliser.

On retrouve dans cette affaire le dynamisme économique protestant mis en évidence il y a plus d’un siècle par Max Weber. La nécessité de trouver des débouchés pour leurs textiles (les indiennes, une spécialité de tissus colorés) met les industriels suisses en contact avec des armateurs français dans les ports atlantiques, Nantes, La Rochelle, Bordeaux. En Afrique, les indiennes servent de monnaie d’échange contre des esclaves. D’après nos auteurs, les premiers à s’y risquer sont des Bâlois, Isaac Miville, puis des Burckhardt. Arriveront ensuite des Neuchâtelois (Gorgerat, Petitpierre, Favre, de Pury, Pourtalès …), des Vaudois (d’Illens, Rivier), des Trembley, de Genève … Pour ces gens, la traite négrière est une activité comme une autre : ils commencent par vendre des indiennes aux armateurs, puis prennent des participations minoritaires aux expéditions et finissent par avoir leurs propres navires. Ainsi, les Weiss, de Bâle, dont plusieurs générations vécurent à La Rochelle tout en conservant de solides attaches helvétiques. Ils ont leur propre flotte négrière. En 1783, un de leurs navires, La Belle Pauline, transporte une grosse cargaison de 575 captifs de la côte angolaise à Haïti.

Une centaine d’expéditions

La contribution suisse à la traite n’en reste pas moins très minoritaire. Entre 1730 et 1830, des Suisses participent à une centaine d’expéditions négrières dont sont victimes 18’000 à 25’000 Africains vers les Amériques, soit 1 à 2% des Noirs traités parla France. Un bilan plus large tenant compte des participations financières indirectes aux expéditions donne lui aussi une moyenne de 1,5% d’implication suisse (172’000 personnes sur un total de 11 à 12 millions). Mais une réserve s’impose : l’étude publiée aujourd’hui est une première approche; des recherches à venir, notamment dans les archives anglaises, affineront les données.

Après 1848, la nouvelle Confédération eut une occasion de se pencher officiellement sur la question de l’esclavage. Ce fut vers 1860 à propos des plantations suisses dans le nord-est brésilien. L’affaire est trop complexe pour être racontée ici, mais le Conseil fédéral dut se prononcer. Il est tout à fait intéressant de voir qu’il agit comme il agira un siècle plus tard sur la question de l’apartheid en Afrique du Sud. Il commence par jouer les vierges effarouchées, condamnant l’esclavage, proclamant l’impossibilité pour un citoyen suisse de participer (pis encore : de tirer profit) d’une telle activité, puis, placé devant la réalité des faits, avec les noms et prénoms des propriétaires d’esclaves, il se fait compréhensif, distribue des conseils paternels et renvoie à plus tard les mesures concrètes. De sorte que les colons suisses sont pratiquement les derniers à posséder des esclaves tout en ayant la caution de leur gouvernement !

Gérard Delaloye, l’Hebdo, Lausanne, 17 mars 2005.
LES NEGRIERS SUISSES. Des bateaux négriers au nom de “Ville-de-Lausanne” ou “Pays-de-Vaud” , cela tient du cauchemar. Pourtant, ces navires, armés par une société vaudoise, existaient bel et bien. A la fin du XVIIIe siècle, ils transportaient des centaines d’esclaves des côtes africaines vers le Nouveau-Monde. “L’esclavage n’était pas l’affaire des puissances coloniales seulement, explique l’historienne Janick Marina Schaufelbuehl, co-auteure d’un livre sur le sujet. Durant deux siècles, des Suisses ont participé au financement de la traite d’esclaves. Ils fournissaient aussi les indiennes, ces toiles de coton imprimées qui servaient de monnaie d’échange pour rachat des esclaves sur la côte africaine”.

Ces Suisses n’étaient pas des aventuriers. Il s’agissait plutôt de familles aisées de négociants. Certains ont installé des filières dans des ports esclavagistes, en particulier à Nantes. “Il s’agissait de gens fortunés, explique l’historienne. Car ces opérations demandaient un investissement important, et le capital était immobilisé durant de longs mois”. Les bateaux armés par nos Suisses partent donc de Nantes vers les côtes africaines. Là, de longues tractations permettent d’échanger les indiennes contre des esclaves. Le bateau négrier met alors le cap vers les Antilles où le Brésil. Les esclaves sont vendus pour travailler dans des cultures de café ou de canne à sucre, parfois dans des domaines aux mains de familles suisses. Le périple de ce commerce triangulaire est boudé lorsque le bateau, chargé de bois précieux et de produits coloniaux, fait voile vers l’Europe.

Petit Etat sans colonie

Mercenaires engagés pour réprimer des révoltes d’esclaves, armateurs de bateaux négriers, propriétaires de plantations engageant des dizaines d’esclaves, des Suisses ont joué un rôle significatif dans ce trafic. “On compte parmi eux une majorité de protestants, note l’historienne lausannoise. Cela s’explique par le fait que des familles huguenotes, qui ont fui la France vers la Suisse après la révocation de l’Edit de Nantes, ont apporté avec elles la technique des indiennes, qui va servir de monnaie d’échange. L’internationale huguenote, c’est tout un réseau de familles protestantes, à Bâle, Genève, Neuchâtel et dans le Pays de Vaud, qui jouent un large rôle dans le commerce international. Ce négoce est surtout basé à l’époque sur les produits coloniaux. Les esclaves sont alors considérés être un produit comme un autre”.

Certes, l’esclavage des Noirs n’a pas été inventé par des Suisses. Portugais et Espagnols n’ont pas attendu les Helvètes pour développer cette activité. “La participation des Suisses, en nombre important, était un fait occulté. La Suisse étant un petit Etat sans colonie, ses esclavagistes passaient parfois pour des Allemands ou des Français. Notre livre remet les points sur les i. La traite transatlantique a touché 11 millions de personnes. Des Suisses auraient financé directement ou été actionnaires des bateaux dans 1,5% des cas. Ce n’est pas négligeable”.

Et les Eglises ? “On les entend peu dans un premier temps, relève Janick Schaufelbuehl. Au XVIIIe siècle, l’esclave n’est pas considéré comme un être humain, et peu de questions morales se posent à ce sujet. Le mouvement abolitionniste naît en Angleterre et en France. La Suisse y est peu présente, même si des individus s’expriment en faveur de l’abolition, notamment sous l’influence des Eglises du Réveil. La seule action d’envergure est menée par une association vaudoise qui prône le rachat d’esclaves aux Etats-Unis. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que de véritables mouvements abolitionnistes naissent en Suisse.”

A ce moment-là, l’esclavage est déjà interdit aux Amériques, l’esclavagisme transatlantique n’a plus cours. Les opposants se focalisent contre la traite des esclaves par des Arabes, où l’Europe n’a pas de responsabilité . Ces mouvements coïncident avec le partage colonial de l’Afrique entre les grandes puissances. “Les deux vont de pair, conclut l’historienne. Ce sont parfois les mêmes personnes qui participent à la colonisation et qui luttent contre l’esclavage arabe. Les projets arabes en Afrique pouvaient apparaître comme concurrentiels” .

V.Vt, Bonne Nouvelle, avril 2005.
LA SUISSE PARMI LES NEGRIERS. La Suisse, en tant qu’Etat, n’a pas été impliquée dans l’esclavagisme. Mais des commerçants et des financiers helvètes ont participé à la Traite des Noirs, contribuant à la déportation de quelque 175′000 Noirs vers les Amériques.

La Suisse interroge son passé. Après l’affaire des fonds en déshérence et le rapport Bergier, on attend un rapport sur les relations économiques entre la Suisse et l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid. En 2001, la Suisse a signé la Déclaration de Durban, reconnaissant par là que “l’esclavage et la traite des esclaves constituent un crime contre l’humanité”. Depuis, plusieurs personnalités politiques demandent que des recherches soient faites sur le rôle de la Suisse dans le commerce d’esclaves. Dans ce contexte, trois historiens, Janick Marina Schaufelbuehl, Thomas David et Bouda Etemad, publient une étude qui lève le voile sur la Suisse et la Traite des Noirs. L’innocence helvétique y apparaît toute relative.

Du début du XVI, siècle à la fin du XIXe, quelque 12 millions d’Africains, jeunes hommes pour la plupart, ont été déportés vers les Amériques. Le gros de ce trafic (55%) s’est déroulé pendant le XVIII, siècle, 14% avant et le reste au cours du XIXe, dominé par la traite clandestine et le militantisme abolitionnisme. Son explosion s’explique par l’ouverture de plantations esclavagistes dans les Caraïbes et au Brésil qui reçoivent à elles seules près de 85% de l’ensemble des esclaves déportés outre-Atlantique.

Firmes privées et particuliers

”La Suisse n’a pas été une nation négrière, affirme Bouda Etemad. En 1848, quand se constitue la Confédération helvétique, les colonies américaines ont toutes acquis leur émancipation, d’autre part l’esclavage et la traite sont en voie d’abolition dans tout le bassin atlantique. Si bien qu’en tant qu’Etat, la Suisse n’a pratiquement jamais dû entrer en matière sur de tels dossiers”.

En revanche, des firmes privées et des particuliers suisses ont participé à cet immense marché, aux Etats-Unis, au Brésil et dans les Caraïbes. Alimentés par l’immigration européenne, ces pays se construisaient, les plantations se développaient, on allait chercher la main d’œuvre sur la côte ouest africaine. Le réseau était triangulaire. D’Europe en Afrique on transportait des marchandises, textile surtout, mais aussi métaux ou armes à feu. D’Afrique en Amérique, on déportait les Noirs troqués contre ces marchandises. D’Amérique en Europe, on apportait sucre, cacao, café produits dans les colonies, grâce aux esclaves africains.

Traite ou commerce

Les historiens éclairent deux aspects bien distincts de l’esclavage. D’une part, la traite négrière, le commerce de personnes proprement dit. D’autre part, l’utilisation de ces personnes dans les Amériques. Il y a des Suisses des deux côtés. Parmi ceux qui s’impliquent dans la traite, on trouve “des négociants et des fabricants qui, depuis la Suisse, fournissent des marchandises de traite. D’autres s’expatrient pour faire le même travail près des débouchés. Enfin, un troisième groupe est formé de commerçants qui ajoutent la traite négrière à leurs multiples activités”.

La Suisse n’a pas de flotte à cette époque. “Mais, il y a de grands armateurs, indique Bouda Etemad. Ils achètent des bateaux. Si ce ne sont pas déjà des navires négriers, on les transforme pour les expéditions. Ils peuvent ensuite être revendus et utilisés pour le commerce ordinaire. Il faut se souvenir que tous ces négociants suisses sont des généralistes, et non des spécialistes de la Traite des Noirs”. Il y a aussi les Suisses migrants, devenus propriétaires et qui ont besoin de main-d’œuvre pour leurs plantations de café ou de coton. Certains font partie de l’administration politique des colonies. Par ailleurs des soldats suisses, participent à la répression militaire des révoltes d’esclaves, assurant ainsi la pérennité de l’économie des plantations.

Oppositions tardives

Ces Suisses ont-il tiré grand profit de leur position dans l’esclavagisme ? “C’est difficile à dire. Ce commerce nécessite beaucoup de capitaux et il est aléatoire. Quand ces négociants arrivent sur le marché, à partir de 1750, c’est l’apogée de l’esclavage, le prix des esclaves monte et la concurrence est importante. Ils encourent beaucoup de risques. Si l’expédition réussit, le profit est faramineux, si elle échoue, c’est la faillite. Probablement que ces familles investissent dans différents produits de potentialités différentes, les plus sûrs compensant les plus risqués”.

L’opposition à l’esclavagisme arrive tardivement en Suisse. Le décalage s’explique par le fait que le pays ne possède pas de colonies et que ses concitoyens n’y sont pas fortement impliqués. Les abolitionnistes constituent de petits mouvements qui montrent du doigt les armateurs notamment. Ces courants, nourris par des motifs humanitaires, s’étoffent dans la seconde moitié du XIXe siècle et deviennent des sociétés anti-esclavagistes, actives dans le rachat d’esclaves et l’organisation d’un asile pour les personnes libérées.

Comment assumer le passé ?

”Nous avons essayé de restituer la vérité historique, d’y voir clair, de jeter, s’il y en a, les petites pierres dans la mare. Mais, en aucun cas des pavés qui n’existent pas, explique Bouda Etemad. Cela sans juger, sans donner une valeur morale”. Les historiens ont rencontré deux attitudes tranchées. La première est celle de ceux qui affirment avoir les mains propres et la conscience tranquille. Pour eux, dire que quelque chose s’est passé est une conjuration. La deuxième est celle des personnes qui soupçonnent que tout n’est pas blanc et pour qui, du coup, tout est noir. Ces deux groupes s’affrontent avec la même ferveur, sans base historique.

”J’ai été frappé par le contexte dans lequel nous avons mené cette étude, puis révélé Les résultats. Tout de suite, ces deux attitudes se sont opposées. Sur ce sujet, Le terrain est tellement miné que même avec les meilleures intentions, on arrive à faire du spectaculaire” . Pour ses collègues et lui, il s’agissait d’ouvrir un chantier avec ce premier livre. Il faut maintenant continuer à chercher. “La Suisse officielle n’a pas prit part à la traite esclavagiste. Mais, le paradoxe veut, qu’aujourd’hui, elle doive prendre position”.

En 2003, le Conseil fédéral s’est prononcé sur ce sujet, regrettant que différents citoyens suisses aient été impliqués directement ou indirectement dans le commerce d’esclaves avec les Amériques. Il a affirmé vouloir soutenir l’effort de recherche. En revanche, il a répondu fermement aux demandes de réparation venues des parties concernées : “Les générations actuelles ne sauraient être tenues pour responsables des erreurs commises par leurs aïeux”.

Geneviève Praplan, Echo magazine, mai 2005
L’ENGAGEMENT DES SUISSES DANS LE TRAFIC TRIANGULAIRE. L’ouvrage La Suisse et l’esclavage des Noirs, dirigé par Thomas David, apporte un éclairage important dans un domaine longtemps occulté par les études historiques helvétiques. A l’aide de documents inédits, les trois auteurs de ce livre examinent, tout d’abord, l’engagement des Suisses dans le trafic triangulaire, qui consiste avant tout à armer et approvisionner des navires négriers. Leur participation est aussi active que tardive-elle débute un siècle et demi après la première expédition vers les Amériques - et brève - elle dure un demi-siècle : le bilan serait de 172’000 Noirs déportés, soit 1,5% des 11 à 12 millions de captifs arrachés à l’Afrique dans le cadre de la traite atlantique.

D’autres Suisses sont engagés aux Amériques, où ils s’occupent soit de la culture de produits coloniaux et de l’importation de produits européens manufacturés, soit de la répression militaire des révoltes d’esclaves, afin d’assurer la survie de cette branche économique. Les familles liées à ce trafic appartiennent tant aux cantons romands que suisses alémaniques; il s’agit, notamment, de familles genevoises, vaudoises, bâloises ou appenzelloises, soit des De Meuron, De Pury, Hoffmann, Faesch, Thurneysen, Flach ou Tobler.

Toutefois, pour s’opposer à un tel commerce, l’antiesclavagisme se développe progressivement. Tout d’abord, entre 1770 et 1840: ce sont plutôt des personnalités qui, à titre personnel, dénoncent l’esclavage - par exemple des personnes appartenant au Groupe de Coppet (cercle d’écrivains réunissant Benjamin Constant, Auguste de Staël, Victor de Broglie et Jean-Charles Léonard de Sismondi) ou à la Société des Amis des Noirs, qui comprend quelques Suisses.

L’engagement suisse s’intensifie et s’organise avec la deuxième vague du mouvement abolitionniste (1850-1905). Une première société antiesclavagiste est en effet créée en Suisse en automne 1858, dont le but sera de venir en aide aux esclaves libérés et de récolter des fonds soit pour leur retour en Afrique, soit pour le rachat d’autres esclaves. Lorsque cette Société antiesclavagiste met fin à ces activités, les résistants à toute forme d’esclavage s’engagent dans un cadre international, dans un mouvement en lien avec leurs convictions religieuses (comme celui du Réveil) et s’intéressent à la traite exercée par des esclavagistes arabes en terre africaine. Globalement, cette remarquable étude rappelle - si besoin était - qu’une part non négligeable du développement économique helvétique fut lié à la traite des Noirs. Aujourd’hui encore, d’aucuns en Suisse préféreraient que tout cela ne soit pas évoqué - comme en atteste l’un des documents annexés - mais, heureusement, les historiens ont ici joué leur rôle.

Bulletin critique du livre en français, n° 671, juin 2005
MAIS, QU’ONT FAIT LES SUISSES ? Pendant trois siècles, quelque 12 millions d’Africains ont subi les horreurs de la traite négrière atlantique et 17 autres millions ont été victimes de la traite arabe vers l’est, avec des complicités locales. Mais qu’ont fait les Suisses ? Ni mieux ni pire. Encore un mythe lézardé au pays de quelques certitudes immaculées, par la “faute” d’universitaires romands un peu iconoclastes. Ainsi, des familles genevoises, vaudoises et neuchâteloises et des missionnaires de Bâle ont “trempé dans la traite des esclaves noirs, comme dans de nombreux pays d’Europe. Cela se savait, mais on en parlait peu. En septembre 2001, la Conférence contre le racisme tenue à Durban, en Afrique du Sud, reconnaissait que l’esclavage et la traite des esclaves constituent un crime contre l’humanité”. Fort bien. Le représentant helvétique, J.-D. Vigny, soulignait que la Suisse n’avait “rien à voir avec la traite négrière ou la colonisation” .

Basées sur des sources originales, de nouvelles études battent en brèche les affirmations officielles fédérales et cantonales. Les preuves : des listes, des contrats de marchands, les comptabilités des maisons de commerce qui ont participé depuis la France ou la Suisse au trafic de 175’000 Noirs entre les XVIIIe et XIXe siècles, surtout vers les Amériques. Les navires des Van Berchem portaient les doux noms de “Pays de Vaud”, “Ville de Lausanne” ou “Helvétie”.

Plus tard et contrairement à leurs prédécesseurs, des Confédérés se sont illustrés en luttant contre ces pratiques. S’engageant dans des mouvements abolitionnistes et antiesclavagistes, comme le Genevois Sismondi avec le Groupe de Coppet, ils se sont opposés, avec Mme de Staël, au Napoléon empereur qui bafouait les libertés individuelles et avait rétabli l’esclavage. D’autres groupes agirent contre la traite, dont les mouvements du Réveil protestant et le philanthrope conservateur genevois Gustave Moynier (1826-1910) qui, avec Henri Dunant, fonda la Croix-Rouge. Un ouvrage objectif et indispensable, qui fraie le chemin à d’autres travaux.

Raymond Zoller, Choisir