mardi, mars 29, 2011

L'exposition des Outre-mer au Jardin d'acclimatation est un scandal

"Nous n'irons pas à l'exposition coloniale" écrivaient les Surréalistes en 1931 en boycottant l'apothéose impériale qui s'ouvrait à Vincennes. Quatre-vingt ans plus tard, quasi jour pour jour, nous sommes nombreux à dire que "nous n'irons pas au Jardin d'acclimatation" à l'invitation de l'Année des outre-mer pour y "visiter" les cultures ultramarines à partir du 8 avril.
Alors que le zouk a été à l'honneur au Zénith dans le cadre des Nuits tropicales et que l'exposition "Aimé Césaire, Lam, Picasso" a été inaugurée au Grand Palais, une polémique éclate sur une des manifestations majeures programmées dans le cadre de l'Année des outre-mer. De fait, les organisateurs et le ministère de l'outre-mer (rattaché au ministère de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration) ont prévu de regrouper à partir du mois d'avril au Jardin d'acclimatation les différentes populations des outre-mer (dans le cadre d'"Un jardin en outre-mer"), dans ce lieu de mémoire et d'histoire, qui de 1877 (avec des Nubiens) jusqu'en 1931 (avec les "Kanaks cannibales") fut un des lieux majeurs d'exhibitions de "sauvages" avec notamment celle des Amérindiens de Guyane (Ka'lina) en 1892 qui se termina par la mort sur place de plusieurs "exhibés".
Ces exhibitions ethniques, organisées par des impresarios privés, que l'on désigne habituellement sous le nom de zoos humains, ont été organisées régulièrement au Jardin d'acclimatation, puisque trente-quatre troupes de "sauvages", et même des "nains", ont été exhibées devant des millions de visiteurs pendant plus d'un demi-siècle. La dernière "troupe" a été présentée en 1931 (à l'initiative de la Fédération française des anciens coloniaux) : il s'agissait de "Kanaks cannibales" notamment des membres de la famille de Christian Karembeu, récit douloureux évoqué dans son livre Kanak (La Martinière, 2011). Ironie de l'histoire, les "manifestations" prévues en 2011 dans le Jardin "zoologique" d'Acclimatation se termineront au début du mois de mai, date commémorative (80e anniversaire) de l'immense exposition coloniale de Vincennes.
Des élus de Guyane se sont déclarés offensés de cette programmation et du choix de ce lieu symbolique à la suite de l'émotion de nombreux Amérindiens (Ka'lina). De nombreuses personnalités et chercheurs se sont également indignés et ne comprennent pas la décision des organisateurs, qui devraient très bien connaître cette histoire, décrite notamment dans l'ouvrage collectif Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines publié en 2004 (La découverte, 2004). En outre, aucun des chercheurs travaillant sur la question n'a été à ce jour contacté pour apporter conseil et expertise quant à l'opportunité d'un tel choix ou, au minimum, sur l'organisation d'un programme pédagogique devant expliquer l'histoire de ce lieu.
La réaction de la ministre des outre-mer, Marie-Luce Penchard qui répond à Christiane Taubira, affirme que cette "année des outre-mer ne doit pas être l'occasion que chacun puisse interpréter l'histoire" et assimilant ces critiques à une"opération de destruction", est sidérante. La ministre  ne voit dans ces critiques que menées "électoralistes" et ne semble pas prendre la mesure, selon les membres du collectif "Nous n'irons pas…", des enjeux historiographiques et mémoriels d'une telle installation dans le Jardin d'acclimatation. Daniel Maximin, écrivain et commissaire de l'Année des outre-mer, dans un communiqué publié le vendredi 4 mars sur Tahiti Info rappelle que cette initiative est venue d'une "proposition des responsables du Jardin d'acclimatation" et que "l'idée leur avait été soufflée par les salariés ultramarins du Jardin". Argumentaire repris par le directeur du Jardin d'acclimatation dans l'émission "Toutes les France" sur France Ô, Marc-Antoine Jamet, qui est en outre le secrétaire général de LVMH dont la fondation sur l'art contemporain doit être installée prochainement sur le site. On reste hautement dubitatif devant le processus qui aurait conduit à cette programmation et le manque d'anticipation des responsables du Jardin d'acclimatation autour de la manifestation. On apprend également que cette manifestation vise en priorité les familles et les enfants, et qu'à leur intention aucune action pédagogique n'est envisagée par les organisateurs, ni par le Jardin d'acclimatation, ni par le partenaire majeur de la manifestation le groupe Bernard Hayot, (principal acteur économique aux Antilles dans le domaine de la grande distribution) qui par la voix de son responsable pour l'opération souhaite avec cette manifestation toucher "350 000 à 400 000 personnes".
Tristes tropiques… L'inquiétant dans de telles prises de position, est que les programmateurs de cette année des outre-mer ne prennent conscience que maintenant de l'impact symbolique du lieu et annoncent dans la précipitation que des débats. Nous avons emprunté le titre de cet article à Claude Lévi-Strauss et nous invitons les organisateurs à méditer un de ses textes : "Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire l'homme occidental ne put-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes…"
En outre, et cela mérite d'être signalé ici, l'exposition en préparation depuis dix-huit mois pour le Musée du quai Branly ("Exhibitions. L'invention du sauvage") porte explicitement sur ce thème et sur l'ensemble des pays concernés. Or, cette exposition est l'une des rares manifestations du musée qui ne soit pas soutenue par l'Année des outre-mer, ce qui risque d'ajouter à la confusion. De même, pas de présentations spécifiques sur la mémoire du lieu ou sur son histoire pour accompagner les festivités (ni sur le site du ministère, ni dans le programme officiel, ni sur le site du Jardin d'acclimatation où doit être prochainement installé le Musée d'art contemporain de la Fondation Vuiton, ni sur celui de la ville de Paris propriétaire du lieu). Rien…
Le seul argumentaire de Daniel Maximin est d'affirmer que le "présent" permettra d'effacer ce "passé"… Cela ne nous semble guère pertinent, si suffisant, ni même respectueux du passé. Dans un tel contexte, il serait légitime et bienvenu de reconnaître, tout simplement, que l'on a pu se tromper (Daniel Maximin et le directeur du Jardin d'acclimatation ont clairement tenté de démontrer le contraire le vendredi 11 mars sur France Ô) et il faudrait prendre toute la mesure de la puissance symbolique du lieu, démarche plus constructive que de lancer des anathèmes envers les voix qui s'élèvent. Nous voulons croire que cette position défensive est la conséquence de l'absence de connaissance de cette facette de notre histoire, alors que le gouvernement chilien vient de rapatrier les corps des Fuégiens exhibés à Paris et en Suisse pour leur donner une sépulture officielle sur une terre qu'ils avaient quitté il y a plus d'un siècle.
Il est dangereux d'ignorer un tel passé. Il ne s'agit nullement de repentance, mais bien d'affirmer que la valorisation de la diversité culturelle issue des outre-mer ne peut faire l'impasse sur les pages sombres et ambigües de notre histoire. Les Kanaks, les Nubiens, les Sénégalais, les Ceylanais, les Achantis, les "Négresses à plateaux" (en 1929), les Galibis (en 1882 et 1892), les Fuégiens, les Omahas, les Araucans, les Hottentots (dans la continuité de la Vénus Hottentote), les Dahoméens, les Cosaques, les Caraïbes (avant leur extinction aux Antilles), la caravane égyptienne et ses populations du Moyen-Orient, les Peaux-Rouges, les Lapons, les Guinées, les Marocains, les Algériens et bien d'autres "exhibés" (femmes, hommes et enfants, à côté d'animaux), mesurés et étudiés par les savants, observés par les visiteurs derrière des barrières et des grillages, sont liées à une histoire complexe, souvent douloureuse. D'ailleurs, prenant la mesure de l'histoire, le président du conseil régional vient d'ailleurs de signer une motion, le lundi 14 mars, avec des chefs coutumiers Ka'lina, demandant un respect du passé et des "obligations de la France en matière des droits des peuples autochtones". Celle-ci comporte plusieurs points, et notamment qu'un monument et une plaque commémorative soient apposés dans le Jardin cette année. Une telle décision, qui devrait être également engagée par les conseils régionaux de Guadeloupe et de Martinique au sujet des Caraïbes exhibés, comme de la Nouvelle-Calédonie au sujets des Kanaks de 1931, souligne la nécessité d'une prise de conscience collective d'un tel passé.
Alors, oui, Mme la ministre, un minimum de vigilance s'impose. De toute évidence, si dans ce pays un musée de l'esclavage, de la colonisation ou des mondes ultramarins existait (comme le souhaitait dès 1993 le grand écrivain Edouard Glissant, qui vient de nous quitter), ce scandale eut pu être évité. Il ne reste que quelques jours pour déployer ce geste fort et mettre en place un véritable programme d'expositions et de conférences, programmer des débats télévisés et des films (plus de quinze documentaires existent), ouvrir les archives du jardin aux chercheurs et proposer des actions pédagogiques pour les scolaires… autour de l'histoire du jardin et des exhibitions ethniques.
Sinon, il serait souhaitable de choisir un autre lieu dans la capitale pour le Jardin des outre-mer.
L'histoire doit être regardée en face : point de repentance ni de rancœur, juste la tâche de transmettre l'histoire dans sa complexité, afin de ne pas reconduire les points aveugles qui minent notre "vivre ensemble". En 1998, Wole Soyinka, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau signaient une déclaration où ils affirmaient : "Aucun lieu au monde ne peut s'accommoder du moindre oubli d'un crime, de la moindre ombre portée." Mme la ministre, M. le commissaire, vous pouvez prendre toute la mesure de la situation et profiter de cette Année des outre-mer pour les entendre, il est temps en cette année qui va rendre l'hommage de toute la nation à Aimé Césaire. Lui qui écrivait ces lignes, qui dans cette triste polémique trouvent toute leur actualité et méritent d'être méditées : "Le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s'habitue à voir dans l'autre la bête, s'entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête."

Le collectif "Nous n'irons pas…" regroupe des chercheurs, des responsables associatifs et culturels, des romanciers et des cinéastes. Nicolas Bancel, son porte-parole, est historien et professeur à l'Université de Lausanne. Il a codirigé l'ouvrage Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines (La Découverte, 2004).
Nicolas Bancel, historien

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