lundi, mai 30, 2011

Edward Saïd (1935-2003), père fondateur de la pensée postcoloniale


Edward Saïd (1935-2003)
Né à Jérusalem en 1935, exilé à l’âge de 12 ans en Égypte – il est l’un de ces huit cent mille Palestiniens expulsés en 1948 – puis aux États-Unis à l’âge de 16 ans, Edward Saïd est mort à New York d’une leucémie, le 25 septembre 2003. Militant de la cause palestinienne et brillant intellectuel bénéficiant d’une véritable audience et d’une renommée internationales, Edward Saïd a consacré sa vie entière à la littérature comparée à l’Université de Columbia, à l’écriture et à la politique.
Auteur d’une vingtaine de livres, il est surtout connu pour son ouvrage, de retentissement mondial, intitulé "L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident", paru en 1978. Ce livre, qui constitue un tournant dans les sciences humaines, est également présenté comme le point de départ des "Post-Colonial Studies". Il s’agit de ces études transdisciplinaires à multiples entrées visant, d’une part, à déconstruire systématiquement le discours colonial en contestant son hégémonie et, d’autre part, en redonnant une place propre à l’histoire et à la culture des pays ex-colonisés.
L’orientalisme, une construction en vue d’une domination
Dans "L’Orientalisme", à travers la relecture des textes classiques, Saïd montre comment les savants « bardés d’inébranlables maximes abstraites » et les poètes occidentaux ont construit, à partir de la fin du XVIIe siècle, l’image d’un Orient mythique et obscur, une antithèse des Lumières, prête à l’exercice direct et indirect de la domination occidentale.« Ils formulaient un savoir en vue de justifier un pouvoir », dit justement Homi Bhabha. C’est bien de cela qu’il s’agit. C’est « un nœud de savoir et de pouvoir qui crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde », note Saïd.
L’objet d’étude de Saïd est "l’Orientalisme" en tant que représentation induite par l’occident lui-même. « Mon analyse du texte orientaliste met l’accent sur le témoignage, nullement invisible, donné par ces représentations en tant que représentations, non en tant que descriptions "naturelle" de l’Orient ». Il s’agit pour Saïd d’un système de représentation dans lequel les puissances occidentales ont, au fil des siècles, enfermé l’Orient.
C’est un véritable pavé dans la mare des savoirs académiques que lance Saïd. Dans son analyse de la déconstruction de l’Orientalisme, Saïd se réfère à Michel Foucault (1926-1984) pour sa notion de « discours » et à Antonio Gramsci (1891-1937) pour l’idée d’« hégémonie culturelle ». On sait que pour Gramsci, le langage et la culture sont saturés de sens et d’intentionnalité politiques. Mais son inspiration la plus marquante, souligne Homi Bhabha, lui vient de Giambattista Vico (1668-1744). « Le début de l’orientalisme est une méditation sur la pensée de ce dernier et sur l’idée que la construction du savoir n’est pas seulement une libre enquête, mais une pratique contrainte par des préjugés, des institutions et du pouvoir » (Homi Bhabha, Entretien, Sciences Humaines, n° 1831, juin 2007).
On comprend pourquoi "l’Orientalisme" est systématiquement présenté comme le point de départ des "Post-Colonial Studies".


Sortir de l’ornière de la pensée binaire 



L’analyse de l’orientalisme comme système de pensée et de représentation n’accordant aucune place à l’Autre, en le renvoyant dans les marges, pousse Saïd à s’interroger sur la pensée binaire et à rejeter les visions monolithiques, figées et « essentialistes » des groupes humains. Il s’élève contre la tentation de diviser l’humanité en entités fictives, « nous » et « eux », les « Occidentaux » et les « Orientaux ». Pour Saïd, toutes ces distinctions ne restent pas longtemps les simples constats qu’elles se prétendent au départ. Elles dégénèrent vite en idéologies de séparation, en constructions de murs et de frontières.

D’autre part, note-t-il, « les cultures sont trop imbriquées, leurs parcours trop hybrides et trop dépendants les uns des autres pour que l’on puisse les séparer de manière radicale » En outre, rappelle-t-il, « les langues nationales elles-mêmes ne sont pas là une fois pour toutes, à attendre qu’on s’en serve : il faut se les approprier ». Et « s’agissant du consensus sur l’identité communautaire ou nationale, c’est à l’intellectuel de montrer qu’un groupe n’est pas une entité naturelle, décidée par Dieu, mais un objet construit, manufacturé, voire dans certains cas inventé, avec en arrière-plan une histoire de luttes et de conquêtes qu’il est parfois nécessaire de représenter » (E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, 1994).
Saïd aimait à se définir – « et pourquoi pas ? », disait-il -, comme « intellectuel juif, palestinien, libanais, arabe et américain ». Car, pour lui, « l’identité humaine est, non seulement ni naturelle ni stable, mais résulte d’une construction intellectuelle, quand elle n’est pas inventée de toutes pièces ». C’est également « le fruit d’une volonté », confiait-il au "Nouvel Observateur" en janvier 1977. Et de poursuivre : « qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontières entre l’Égypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des Juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet ».
Porte-voix de la cause palestinienne
Saïd enseignait déjà à l’Université de Columbia lorsqu’éclate la guerre israélo-arabe de 1967, guerre qui lui rappelle avec force son appartenance palestinienne. Installé à New York en 1951 et ayant fréquenté les universités d’élite de Princeton et de Harvard, Saïd se sent également Américain, même si la condition d’exilé est pour lui une douleur. Il est alors poussé à chercher un équilibre entre les deux versants de son être, tout en s’engageant à fond pour la cause palestinienne, parce qu’elle va dans le sens de la justice et de la défense des opprimés.
Les Palestiniens, fait-il remarquer, sont les seuls à qui l’on demande d’oublier leur passé. « Au nom de quoi ? », demande-t-il. Et d’ajouter : « Pour qui se prennent ces gens qui s’arrogent le droit d’occulter ce qu’ils ont fait et, en même temps, se drapent dans le manteau des « survivants » ? N’y a-t-il aucune limite, aucun sens du respect pour les victimes des victimes, aucune barrière pour empêcher Israël de continuer éternellement à revendiquer pour lui le privilège de l’innocence ? » (cité par Mona Cholet, Périphéries, mai 1998)
Saïd, qui a appartenu pendant près de 14 ans au Parlement palestinien en exil (jusqu’en 1991), n’est pas tendre à l’égard d’Israël et de sa politique de mépris destinée à maintenir les Palestiniens dans un état de soumission. Mais ce pourfendeur inlassable du sionisme et de la politique israélienne est également un pourfendeur du négationnisme et de l’antisémitisme, inacceptables et inexcusables en tout temps et en tout lieu, quelles que soient les circonstances. Il fut le premier intellectuel arabe à reconnaître le droit d’Israël à l’existence et à entamer le dialogue. Il n’hésita pas non plus à défendre Salman Rushdie lorsque celui-ci fut la victime, en 1989, d’une fatwa de mort pour blasphème prononcée par l’iman Khomeiny, après la publication de son roman "Les versets sataniques". Il n’a pas été non plus très tendre envers Yasser Arafat qu’il accuse d’incompétence et de corruption, ni envers les dictatures arabes.
Opposé aux accords d’Oslo, Saïd prône « une troisième voie conçue en termes de citoyenneté et non de nationalisme, dans la mesure où la notion de séparation (Oslo) et d’un nationalisme théocratique triomphaliste, qu’il soit juif ou musulman, ne répond ni ne traite des réalités qui nous attendent. Ce concept de citoyenneté implique que tout individu bénéficie d’un même droit, fondé non sur la race ou la religion, mais sur une égalité de justice garantie par la Constitution, concept inconciliable avec la notion largement dépassée d’une Palestine « purifiée » de ses « ennemis » (Le Monde diplomatique, mai 1998).


Adversaire de la thèse du choc des civilisations
C’est en 1991 que Saïd découvre qu’il est atteint d’une leucémie chronique. Il renonce alors à ses activités directement politiques, tout en faisant plusieurs voyages en Palestine et en Israël et, surtout, en se consacrant à l’écriture de son autobiographie, "A contre-voie", paru en 2002. En 1993, Saïd, pianiste lui-même, rencontre dans le hall d’un hôtel de Londres le célèbre pianiste argentin et israélien Daniel Barenboim. De cette rencontre fortuite naîtra une amitié et, surtout, l’une des plus belles initiatives de paix au Proche-Orient : "Le East-West Divan Orchestra (l’orchestre Divan occidental-oriental)" qui rassemble dans des ateliers, des jeunes musiciens arabes et israéliens pour regarder et travailler ensemble dans la même direction. À l’initiative de Saïd, ils feront tous ensemble le voyage à Buchenwald.

Saïd a maintenant assumé ces identités multiples et se reconnaît dans la figure de l’intellectuel en diaspora vivant de plusieurs cultures et entre plusieurs mondes, à l’exemple de nombreux intellectuels et artistes de talent. Pour Saïd, « la conscience d’être chez soi à la fois dans la terre regrettée et dans la terre fréquentée » si elle est parfois difficile à vivre au quotidien procure des avantages certains. L’individu vit chacune de ses cultures à la fois du dedans et du dehors, ce qui lui permet de les examiner d’un regard distancié et critique. Il analyse chaque évènement d’un double point de vue en cherchant à le déconstruire. C’est ce type de regard plus affûté sur les évènements et sur le monde, plus naturel à l’exilé, que l’intellectuel doit s’efforcer d’adopter, dit Saïd. Chargé de « déterrer les vérités oubliées, d’établir les connexions que l’on s’acharne à gommer et d’évoquer des alternatives », l’intellectuel doit ne faire primer aucun attachement, aucun intérêt particulier sur le devoir de vérité.
Penseur brillant, humaniste intransigeant, défenseur farouche de la laïcité, adversaire résolu du « choc des civilisations » et de tout nationalisme, Edward Saïd, comme le souligne Daniel Barenboim « incarnait une rigueur, une intégrité intellectuelle, une exigence de vérité à une époque où prédominent les doubles langages et les doubles discours ».
Reynolds MICHEL
Sources :Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, 1994 (1980), Seuil
Edward Saïd, Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1994
Edward W. Saïd, Culture et Impérialisme, Fayard, 2000
Tzvetan Todorov, Edward Saïd, le spectateur exilé, in Le Monde, 16/05/2008
Mona Chollet, L’outsider, Périphéries, mai 1998
Karim Emile Bitar, L’héritage d’Edward Saïd, Politique et Littérature, numéro hors-série, décembre 2003
Leyla Dakhli, Apprendre à s’exiler, La vie des Idées.fr, 12/11/2008




« Loin d’un choc des civilisations préfabriqué, nous devons nous concentrer sur un lent travail en commun de cultures qui se chevauchent, empruntent les unes aux autres et cohabitent de manière bien plus profonde que ne le laissent penser des modes de compréhension réducteurs et inauthentiques ».

Edward Saïd

Aucun commentaire: