samedi, juin 04, 2011

Notes de lecture Histoire du français en Afrique : une langue en copropriété ? Par Louis-Jean Calvet éditions Ecriture 2010/210pages L’histoire d’une langue désormais partagée

En 1817, s’ouvre à Saint-Louis du Sénégal la première école en français. Jean Dard, l’instituteur qui en est responsable, fait le choix d’apprendre d’abord à écrire et lire aux élèves dans leur langue, le wolof. S’ensuivront de longs débats, parfois polémiques, sur la place des langues africaines dans l’enseignement et le type de pédagogie à appliquer.

Près de deux siècles plus tard, les pays africains sont confrontés au même type de problèmes. Mais le français s’est en même temps ‘africanisé’, il a pris des couleurs locales, tandis que certaines langues africaines s’imposeraient comme langues véhiculaires et que d’autres étaient utilisées dans l’enseignement ou l’alphabétisation.

C’est cette histoire que retrace Louis-Jean Calvet, spécialiste en sociolinguistique, s’appuyant aussi bien sur l’analyse de documents d’archives que sur des enquêtes de terrain, brossant le tableau d’une langue désormais partagée, en copropriété, et évoquant ses possibilités d’évolution. Son essai fondateur Linguistique et Colonialisme (Payot, 1974) est à l‘origine de tout un courant africain de linguistique.

Tout commence par une nomination des lieux, qui apparaît comme la traduction toponymique d’un rapport de force. De la même façon, la première intervention des langues européennes, et plus particulièrement de la langue française en Afrique, a été la nomination du continent, des fleuves, des régions qui deviendront ensuite des colonies, puis des pays.

Commençons par le continent. Le mot français ‘Afrique’, vient du latin Africa terra, ’terre des Afri’, expression vieille de plus de vingt siècles. Ce qui est certain, c’est que le mot Africa n’est pas d’origine latine, qu’il a été utilisé par les Romains et que la plupart des langues européennes l’ont ensuite adopté.

Cette Afrique, ce sont d’abord des navigateurs qui l’ont approchée, et leur première tendance a été de jeter l’ancre dans des estuaires, de nommer des fleuves et, de là, par métonymie, les territoires qu’ils traversaient. C’est ainsi que désignent aujourd’hui à la fois un fleuve et un pays les mots Sénégal, Congo, Cameroun, Niger, et qu’il en est de même dans le passé de la Haute-Volta ou de l’Oubangui-Chari. Or ces noms propres n’étaient que rarement endogènes. Ainsi, en 1571, un navigateur portugais arrive à l’embouchure d’un fleuve localement nommé Wuri. Constatant qu’il est rempli de crevettes, il le baptise immédiatement Rio dos Cameraos, ‘fleuve des crevettes’, forme qui donnera en allemand Kamerun, puis en anglais Cameroon et en français Cameroun. Le nom de la Côte d’Ivoire n’a rien de local.

En revanche, en 1482, un autre navigateur portugais, Diego Cao, avait baptisé l’estuaire d’un fleuve à partir d’un mot local, Nzere, qui deviendra Zaïre, puis Congo, par référence au célèbre royaume de Kongo qui donnera donc leur nom à un fleuve et deux pays. De la même façon, le Niger n’est sans doute pas, contrairement à ce que pourrait faire croire une étymologie facile, le ‘fleuve des Noirs’. Le Tchad, pour sa part, devrait son nom au mot kanouri désignant le lac.

Les populations africaines avaient tendance à baptiser leurs fleuves tout simplement ‘fleuve’, par conséquent, c’est parfois le nom local générique des cours d’eau qui a été utilisé par les Européens… C’est sur cette toile de fond toponymique, sur cette cartographie précoloniale, que va se dérouler l’introduction du français en Afrique, et tout d’abord au Sénégal.

Le gouverneur Julien Schmaltz décide de demander au ministère de la Marine et des Colonies, dont il dépend, qu’on mette à sa disposition un instituteur chargé d’ouvrir une école, ‘l’école française du Sénégal’. L’instituteur en question sera Jean Dard (1789-1833) qui a étudié dans un collège ‘populaire gratuit’ créé par Anne-Marie Javouhey. La première classe de français en Afrique noire s’est tenue au mois de mars 1817. Mais à son arrivée à Saint-Louis, Jean Dard est quelque peu dépaysé face à des élèves qui ne connaissent aucun mot de français, et il va s’intéresser à leurs langues, essentiellement le wolof et le bambara, publiant successivement, quelques années plus tard, un Dictionnaire français-wolof et français-bambara, suivi du Dictionnaire wolof-français (Imprimerie royale, 1825), puis une Grammaire wolofe ou méthode pour étudier la langue des Noirs en Sénégambie (Paris, Imprimerie royale, 1826).

C’est à la croisée de deux approches, celle de l’enseignement mutuel et celle de la prise en compte de la langue des élèves, le wolof, que Jean Dard va chercher sa voie, mettant en place un enseignement à la fois bilingue et mutuel : les élèves apprenaient à lire et à écrire dans leur langue avant de passer au français, et les meilleurs élèves aidaient les autres.

Dans l’avant-propos de son Dictionnaire français-wolof et français-bambara (non signé mais sans doute écrit par lui-même ; à la troisième personne), il pratique un étrange mélange, expliquant à la fois qu’il a appris le wolof grâce à ses élèves et vantant ses résultats pédagogiques.

Jean Dard est passé comme un météorite (cinq ans à peine), en deux séjours, et l’on ne sait même pas si sa méthode, peut-être efficace pour le wolof, l’est également pour le passage au français. Ni les sœurs ni les militaires ne firent preuve d’une réelle efficacité et les frères de Ploërmel, venus un plus tard, s’acharneront, sans beaucoup de résultats, à enseigner au Sénégal comme ils le faisaient en Bretagne : l’enseignement du français en Afrique est bel et bien en friche. Restaient les trois prêtres originaires de Saint-Louis ordonnés en 1841. Deux d’entre eux, l’abbé Boilat et Fridoil, sont affectés au Sénégal en 1842. On confie à Fridoil la cure de Gorée, où il rencontre un certain succès et Boilat écrira des appréciations fort élogieuses à son propos, dans ses Esquisses sénégalaises.

Il est temps qu’une étude sérieuse soit consacrée à Jean Dard qui a défendu la thèse de l’Egypte nègre à la suite de sa lecture de l’ouvrage de l’abbé Henri Grégoire : De la littérature des Nègres (1808). Le corps de cet instituteur bourguignon repose au cimetière de Saint-Louis.

L’une de ses filles, Charlotte Dard, racontera l’épopée du naufrage de la frégate La Méduse dans un livre : La Chaumière africaine – Histoire d’une famille française jetée sur la côte occidentale de l’Afrique à la suite du naufrage de la Frégate La Méduse, Dijon, Noellat, 1824 ; rééd ; Paris, L’Harmattan, 2005. Cent quarante-neuf marins et soldats partent sur un radeau de fortune, le fameux radeau de La Méduse dont le peintre Théodore Géricault a immortalisé l’odyssée.

Auguste-Léopold Protet (gouverneur de 1850 à 1854) se préoccupera essentiellement de problèmes militaires et ne s’intéressera nullement aux questions d’éducation. En revanche, l’homme qui le remplace, est une personnalité de premier plan. Louis-Faidherbe (1818-1889), polytechnicien, officier d’artillerie, a déjà servi en Algérie et en Guadeloupe lorsqu’il arrive au Sénégal en 1852. De 1854 à 1861, puis de 1863 à 1865, il sera un gouverneur à poigne, ‘pacifiant’ le pays de façon peu pacifique par le moyen de campagnes contre les Toucouleurs, les Maures, les Wolofs.

Les Sénégalais sont, pour lui, ‘déjà français’ et il est entendu par les autorités au plus haut niveau : un an après un discours de distribution des prix, le 27 juillet 1857, Napoléon III signe à Plombières le décret inspiré par Faidherbe, créant le premier bataillon de tirailleurs sénégalais. On peut penser que cette décision n’a que peu de liens avec la diffusion de la langue. Pourtant, même si la langue véhiculaire de commandement des tirailleurs sera d’abord le bambara, on passera ensuite au français, au fur et à mesure que l’origine ethnique des engagés s’élargira : à partir de 1922, on disposera des cours de français à tous les hommes de troupe, puis on prendra en charge l’enseignement de leurs enfants et l’on réservera enfin des emplois à ceux qui parlent et lisent le français.

Comme Jean Dard quarante ans auparavant, Faidherbe s’intéresse aux langues locales, leur consacrant plusieurs ouvrages, avec une certaine rigueur scientifique. Emilio Bonvini, par exemple, évalue favorablement ses travaux sur le peul, écrivant qu’il ‘a vu juste au sujet de l’appartenance de la langue. Après une critique serrée de D’Eichtal, il compare systématiquement le peul et le wolof et au sérère’. Mais concernant l’éducation, Faidherbe campe sur des positions résolument francocentristes, n’imaginant pas que l’on puisse enseigner dans une autre langue que la française. Il va cependant marquer l’histoire du français en Afrique de l’Ouest en ouvrant en 1855 à Saint-Louis, une école des notables, l’Ecole des otages. Cette école va parfois, paradoxalement, former des fils d’esclaves. Ironie de l’histoire en effet, certains chefs, afin de soustraire leurs enfants à ces écoles, enverront à leur place des esclaves, ce qui donnera à ces derniers l’occasion d’une ascension sociale inespérée…

Rien dans le texte de la Conférence de Berlin de 1885 ne traite de l’enseignement ni des langues, mais c’est dans le cadre du découpage que les grandes puissances vont désormais traiter cette question et, pour ce qui concerne le français, à travers la création de deux grands ensembles : l’Afrique Occidentale française (Aof) en 1895 et l’Afrique Equatoriale française (Aef) en 1910.

En outre, la division de l’Afrique en colonies dont les frontières resteront inchangées au moment des indépendances, va découper en tranches certaines questions linguistiques, celle du peul par exemple, langue importante à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, mais minorée par ce découpage dans chacun des pays. C’est pourquoi cette courte présentation était nécessaire, afin de poser le cadre général dans lequel va se poursuivre l’histoire du français en Afrique noire.

En 1881 et 1882, Jules Ferry fait adopter des lois qui rendent l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque pour les enfants de six à treize ans. L’école républicaine est, dès l’origine, au service de la centralisation linguistique. Les langues régionales – basque, breton, corse, gascon, languedocien, provençal – sont encore vivaces, mais elles n’auront pas droit de cité dans l’Education nationale.

A la même époque, en 1883, est créée l’Alliance française, ‘association nationale pour la propagation de la langue française’. Elle a pour objet de répandre la langue française hors de France, et principalement dans les colonies et dans les pays soumis au protectorat.

En 1902, le gouverneur général Ernest Roume (1858-1941) charge Camille Guy, agrégé de l’université, de rédiger un rapport sur l’enseignement du français en Aof. Ce dernier, dans un texte remis le 15 octobre 1903, dresse un tableau catastrophique de la situation générale. Ce n’était pas la première fois que le problème des écoles coraniques était posé. Ce fut le début d’une lutte dans laquelle les frères de Ploërmel s’engagèrent sans déplaisir, mais également l’Abbé Boilat, qui avait proposé d’interdire les écoles coraniques et de rendre obligatoires les écoles françaises, dans lesquelles on enseignerait aussi l’arabe.

A Roume succède Amédée William Merleau-Ponty (1866-1915), plus connu sous le nom de William Ponty. Il va poursuivre la politique de son prédécesseur, en particulier pour ce qui concerne l’Ecole normale d’instituteur. Il dresse un bilan de l’enseignement en Aof et trace des directives prospectives, mettant l’accent sur la nécessité de développer l’enseignement de la langue française. C’est à cette même époque que Georges Hardy est nommé au Sénégal comme inspecteur, sous l’autorité de William Ponty.

Selon Louis-Jean Calvet, on trouvera d’intéressantes données sur l’histoire de l’Ecole William Ponty dans un texte dactylographié, non daté, signé Bergo, intitulé L’Ecole normale William-Ponty, pépinière d’hommes politiques africains, conservé aux archives de Saint-Louis sous la cote D866. Il est temps pour les historiens africains de consacrer une étude systématique à l’histoire de cette célèbre école.

De la même façon que Saint-Louis et le Sénégal dans son ensemble ont constitué une sorte de laboratoire de l’Aof, dans lequel s’expérimentaient les différents modèles d’administration et d’enseignement, c’est à partir du Gabon, puis du Congo, que va se dessiner l’Aef. Et comme le Sénégal et le Niger, c’est par les fleuves que commence la pénétration du territoire.

Jean-Louis Calvet examine soigneusement les débuts de l’enseignement en Afrique équatoriale et la politique linguistique menée par les différents gouverneurs généraux de l’Aef et de l’Aof.

La colonisation belge a fait la promotion des langues congolaises, mais pour des raisons et des buts qui sont tout sauf limpides. Selon Louis-Jean Calvet, il faudrait aujourd’hui en analyser avec soin les tenants et aboutissants afin de pouvoir élaborer de nouvelles politiques linguistiques ayant à cœur le développement endogène des pays africains.

Les problèmes d’acclimatation et d’appropriation du français examinés, Louis-Jean Calvet étudie le rôle de la ville dans les relations entre le français et les langues africaines. Il n’oublie pas de traiter ce que l’on appelle le ‘poids’ des langues africaines. Il examine la question des relations entre les langues officielles et les langues nationales. A différents moments de leur histoire, et pour des raisons très différentes, la Guinée et le Rwanda ont mis en place des politiques linguistiques allant à contre-courant de la tendance générale.

La promotion des langues nationales est évoquée dans les constitutions de presque tous les pays d’Afrique francophone. Pour ce qui concerne l’enseignement, la tendance a d’abord été de n’utiliser que le français, à l’exception de la République de Guinée.

Le débat sur l’enseignement des langues dites nationales ou des langues africaines est mené de manière passionnée. Mais il convient d’observer un certain nombre de rigueur scientifique. Il ne faut pas confondre langue nationale et langue de communication ainsi que langue vulgaire et langue savante. On voit souvent des chercheurs ou des militants de l’indépendance être des jacobins sur le plan politique et girondins sur le plan linguistique. On observe une absence ou une insuffisance d’études consacrées à la question nationale ou à la formation de nations en Afrique noire.

Ce livre mérite d’être minutieusement lu et critiqué.

Amady Aly DIENG

Aucun commentaire: